
RENCONTRE AVEC SOPHIE ESTÈVE
Papier vous fait découvrir l'univers de l'artiste Sophie Estève, à travers une série de peintures comme autant d'instants de beauté quotidienne.
Papier : Peux-tu te présenter ?
Sophie Estève : J'ai 34 ans, je suis née à Orange dans le Vaucluse. Aujourd’hui, je vis dans mon appartement/atelier à Paris mais je passe pas mal de temps dans le Sud, en Provence, pour m’inspirer et prendre l’air.
En quoi consiste ton métier ?
Honnêtement, je ne sais jamais quoi dire... J’ai une formation de styliste modéliste (ESMOD). Aujourd’hui, je reviens à la peinture à l’huile, ma première passion, mais je n'arrive pas vraiment à me définir comme une artiste. Je collabore sur des projets dans différents domaines créatifs (architecture, sport, food) et, à côté de ça, ça m’arrive encore de faire des imprimés pour des maisons et des peintures pour des magazines, des ateliers de peinture et dessins...


Si tu devais retracer ton parcours ?
J'ai obtenu un bac scientifique et j'ai étudié le stylisme et le modélisme à l'ESMOD à Lyon. J’ai ensuite effectué mon stage de 3ème année chez Carven car Guillaume Henry, le directeur artistique, était le président de mon jury de fin d’année. Il m’a remis le prix du jury et m’a proposé de faire mon stage chez Carven en 2011. D’abord 3 mois, puis 6, 9, un CDD et un CDI... D’abord en tant qu'assistante studio puis j’ai été en charge des imprimés et des broderies des collections femme jusqu'en 2015. À ce moment, j’ai retrouvé Guillaume Henry chez Nina Ricci en tant que styliste/graphiste imprimés et broderie durant 3 ans. Je suis ensuite partie 3 mois à Genève, travailler avec une précieuse amie, Delphine Rouvière, dans son café galerie Ou Bien Encore où j’ai pu exposer une série de citrons, ma première exposition depuis que j’ai arrêté de peindre au lycée. En octobre 2018, j’ai retrouvé Guillaume Henry pour participer à la renaissance de la maison Patou.
J’ai accompagné la relance en participant à la mise en place du studio et en développant principalement les embellissement des collections (et 1000 autres missions en plus bien sûr). J’ai ensuite changé de statut pour avoir du temps pour peindre à nouveau car ça me manquait trop, me rechallenger et découvrir d’autres choses. J’ai également fait d’autre missions de print pour Icicle et Loewe, puis j’ai fait des fresques et tapisseries, pour des restaurants et une exposition à Marseille à la galerie Zemma grâce a une amie chère Aude Ragouillaux.


Quelle a été ta rencontre avec la peinture ?
J’ai grandi à Lagarde-Paréol, un village d’environ 200 habitants. Je suis allée à l’école primaire où nous étions des classes mélangées (on était 5 par classe). On avait deux professeurs, Claude et Pascal, qui nous ont ouverts à l’art (peinture, théâtre, musique) et on pouvait passer du temps à peindre dans l’école. Je passais beaucoup de temps sur les chevalets, je me souviens. Ils nous ont aussi fait connaître des peintres comme Van Gogh, Modigliani. J’ai continué de prendre des cours avec une professeure fantastique, Claude Farnoux, qui m’a appris les bases de la peinture : lumière, forme, couleurs , ombres… et comment peindre à la peinture à l’huile. Je me souviens de tout et j’ai gardé mes tableaux et dessins… Par la suite, mon amie, Delphine Rouvière, chez qui je faisais du babysitting, avait une grande affiche de la collection Lambert à Avignon dans son salon. J'ai voulu aller voir ce que c’était, et ça devait, je pense, être la première fois que je me rendais dans un musée avec de la peinture contemporaine exposée.

Aujourd’hui je me demande plutôt ce qui m‘a amené de la peinture à la mode. Honnêtement, je ne m’intéressais pas beaucoup à la mode, je n’y connaissais rien (ma grande sœur était plus pointue que moi). Petite, je dessinais des silhouettes de mode (je pense comme pas mal de petites filles) et c’est lors du salon étudiant post bac où je suis allée à Lyon que je suis tombée sur le directeur de l'ESMOD Lyon, Alain Boix, qui m'a parlé de dessins, d'art, de couleurs, d'inspirations et je me suis dis pourquoi pas !
Quand j'étais chez Carven, Nina Ricci et Patou je réalisais les imprimés donc je dessinais d’abord à la main puis je faisais les retouches sur Photoshop. C’était trop bien car c'était vraiment la partie que je préférais (plutôt que dessiner les vêtements). Pendant 12 ans, j’ai été très heureuse de collaborer avec Guillaume pour cette partie. Il m'a fait découvrir beaucoup d’artistes, de techniques (comment mettre au point les couleurs, les associer aux vêtements, s’adapter aux contraintes techniques des imprimeurs...), c’était génial.
Je dessinais peu à côté pour des choses personnelles. Des citrons ou des fruits et légumes de temps en temps à la peinture acrylique mais je ne ressentais pas le besoin de peindre plus pour moi. En 2021, LVMH me récompense pour mon savoir faire avec un reconnaissance « métiers d’excellence ». En septembre 2022, j’ai décidé de changer de statut. J’ai lancé ma boîte et j’ai commencé à diviser mon temps entre la mode et la peinture car je sentais que j’avais besoin de revenir à des choses qui me touchaient plus personnellement (la peinture à l’huile, les objets et la nature, les fruits et légumes...). À ce moment là, mon amie Aude Ragouillaux m’a proposé de participer à sa première curation d'exposition dans la galerie de son père à Marseille, la galerie Zemma. Ça a été un nouveau pas pour me détacher un peu plus de la mode. En parallèle, ma bande d’amies très inspirante, beaucoup d’architectes, m’ont sollicité pour des projets de peintures et de tapisseries car je leur avais fait part de mon envie d’essayer d’autres choses que le vêtement.


Comment te sens-tu quand tu peins dans ton atelier ?
Je vis un rêve quand je suis dans mon appartement/atelier, vraiment, je peux pas être plus heureuse (enfin, je le serais si c’était à la campagne, je pourrais aller marcher tous les matins avant de peindre, là, ce serait le summum, et ça arrive quand je rentre à Lagarde et que j’ai de quoi peindre). Quand je passe toute la journée dans mon atelier à peindre, je me pince pour réaliser que je fais ce que je préfère au monde et qu’aujourd’hui je peux (presque) en vivre.
Lorsque je peins, je perds la notion du temps : je déjeune à 15h, j’arrête tard en été (l’hiver, il fait sombre trop tôt et la lumière chez moi change les couleurs donc le lendemain à la lumière du jour, je me rends compte du vrai rendu et je suis souvent déçue). J'essaye de garder des jours pour peindre des choses sans but, juste pour essayer des sujets, supports, échelle... Des fois, rien ne me plait à la fin de la journée mais ce n'est pas grave, ça fait parti du processus. D’autres jours, je réponds aux commandes.


Quelles sont tes sources d'inspiration ?
Mes plus grandes sources d’inspirations sont les natures mortes de Cézanne et de Manet. Je ne me lasse jamais de les regarder et j’y reviens sans cesse. Elles me procurent toujours autant d’émotions : je découvre toujours une teinte ou un détail que je n’avais pas remarqué. J’en ai encore la chair de poule en repensant, par exemple, à l’étude de l'asperge de Manet. Elle me rend dingue. Je collecte tout un tas d’image sur mon ordi et mon portable, d’objets du quotidien que j’aime, avec une lumière et une ombre qui me plaisent et un angle sur l’objet qui me plait.

Tu peins beaucoup d'aliments, est-ce que la nourriture joue un rôle central dans ta vie / ton travail ?
Oui ! La nourriture est centrale dans ma vie, c’est ma dépense numéro 1 ! J’adore manger et partager des repas en famille et entre amis. Ce sont des moments assez sacrés pour moi. Mes amis se moquent de moi car j’ai des dîners presque tous les soirs à gauche ou à droite mais je pense que les plats et les discussions m'inspirent.
J'ai eu la chance de grandir dans la campagne, avec mon père viticulteur et paysan, qui cultive un grand potager. On a donc toujours des légumes du jardin à disposition : ce sont des « objets » vraiment simples du quotidien mais qui sont pour moi des sujets toujours différents et facile à observer pour peindre. Toutes les textures et couleurs, j'aime les choses qui sont assez bien « définies » , délimitées où on peut bien lire l’ombre et la lumière comme le beurre par exemple !
Ça vient aussi inconsciemment de mes cours avec Claude Farnoux car c’était souvent des études de pomme, mandarine, ou objet type assiette, théière…


Au début, c'était vraiment difficile car je peins avant tout pour moi, pas dans le but que ça plaise où que ça se vende. Comme je travaillais depuis pas mal d’années dans la mode pour répondre à une demande, j’ai dû réapprendre ce qui me touche personnellement, ce que j’ai envie de faire, sans aucun but à part me faire plaisir. C’est un peu une mise à nue, je découvre une partie de moi que j'ai un peu enfouie et qui réapparaît aujourd’hui. J’ai envie d' essayer à fond de partager mon travail avec qui veut bien venir voir mon atelier où mes futures expositions ou juste les photos que je publie.
La majorité des gens ne savent pas que je peins depuis toute petite et que je faisais des petites expo à la fête votive de mon village (Une fête votive, également appelée fête patronale, est une fête qu'organise un village en hommage à son saint patron, ndlr). D'ailleurs, aujourd’hui, j’ai envie de revenir à ça, que ce soit fun et léger avant tout : juste prendre du plaisir et partager un bon moment. Quand je rencontre des personnes qui me donnent l’opportunité de montrer mon travail comme le Harper’s Bazaar, je suis vraiment tellement reconnaissante.

Quel est ton rapport au temps ?
Je trouve que ça passe trop vite ! J’ai un peu l’impression de courir toujours après le temps, de ne pas avoir assez de temps pour peindre, surtout à Paris ou il y a mille distractions. J’aimerais avoir plus de temps encore pour peindre sachant que quand je commence un tableau, j’aime le terminer « vite ». J’aime essayer différentes choses, souvent avec le même sujet, et une fois que j’ai fini, je passe à autre chose. Je suis en train de rénover un petit cabanon à Lagarde-Paréol pour pouvoir en faire un petit atelier et peindre sans distraction plusieurs jours/semaines d’affilée à partir du printemps prochain. J’ai vraiment envie de faire de la peinture ma priorité et y consacrer encore plus de temps qu’aujourd’hui, mais je ne me mets pas la pression. Je vis déjà ma vie de rêve aujourd’hui et je veux prendre le temps de ne faire que des choses qui me plaisent et profiter de la vie avant tout.
Quels sont tes projets / tes envies / tes voyages à venir ?
Alors la semaine prochaine je vais ramasser les olives avec des amis et ma famille. J’ai même fait un petit livret à partir de dessins au pastel à l’huile que j’aimerais exposer pour l'occasion.
Sinon je suis en train de finaliser une collaboration avec la marque coréenne SJSJ en mon nom grâce à mon amie EunSong, qui devrait sortir au printemps en Corée. Peut-être que ce sera l’occasion pour une expo et un voyage là-bas.
J’aimerais en tout cas faire une exposition aux beaux jours à Paris - seule ou a plusieurs - pour faire sortir de mon atelier les tableaux qui commencent à s’empiler.
Aussi je collabore avec Distance sur une collection qui devrait sortir l’été prochain et peut-être un projet créatif autour de la peinture lors d’un voyage en Afrique au début d’année.
J’ai également une commande de tableaux pour l’ouverture d’un restaurant dans le 18ème. Je n’ai pas les codes du monde de l’art, je découvre tout petit à petit et finalement, je ne suis pas mécontente d’apprendre par moi-même et y aller au feeling.
Actuellement, je rêve juste de rentrer à Lagarde pour aller marcher dans les oliviers avec John et Tara, les chiens de mes parents, et d'avoir le temps de réfléchir aux projets personnels que j’aimerais réaliser.
Retrouvez Sophie Estève sur Instagram et sur son site internet.
Crédits photo @gaellerapptronquit